Je partis, mais je pense que je n'arriverai jamais à oublier. D'ailleurs, il m'est facile de critiquer Columbo, quand moi-même évoque Laure sans que vous ne la connaissiez. Pour les jeunes hommes qui me lisent, imaginez la femme de votre vie, pour les jeunes filles faites de même avec l'homme de votre vie... et puis mélangez tout ça si vous en avez envie, après tout! Le résultat, quelque soit le mélange que vous avez réalisé, est votre vision de Laure. Ma première vision, de Ma Laure, ne fut dépourvue ni de poésie, ni de sentiments cauchemardesques. Non pas que j'eusse l'impression d'être en plein cauchemar en la voyant, bien au contraire, mais mon comportement eu tout d’apocalyptique. Ma minable performance, dont on peut aisément compter le nombre de mots, me plongea ensuite dans un profond désarroi. Enfin, voilà comment cela s'est passé.
Je me traînais, l'esprit tout occupé par le roman de maniaco-dépressif que j’avais acheté l’avant veille, sur les bords de Seine. Le personnage de ce roman me ressemblait en fait tellement, que je n'arrivais pas, depuis le matin, à faire une action, à avoir une pensée, sans me dire "mais Jack, qu'aurait-il fait à ma place, quel décision prendrait-il s'il se trouvait dans mes Vans trouées???" Et toujours, la conclusion était non pas que Jack aurait fait comme moi, mais que j'étais Jack. Un Jack réel et vivant à Paris, et non dans un trou paumé du Maine. Je voyais la réplique tellement exacte du personnage en me regardant dans une glace, que j'aurais du toucher des royalties de l'auteur pour s'être inspiré d'un parisien qu'il ne connaissait point. La pensée qui me préoccupait à cet instant était de savoir si Jack aurait eu le courage de quitter son traintrain quotidien pour partir à l’aventure, de savoir s’il en était capable. Jack m'inspirait. Me demander ce que lui aurait fait me rassurait sur mes propres décisions. En tout état de cause, je ne vis pas la jeune fille devant moi. La collision frontale fut inévitable, elle-même étant absorbée par une conversation animée avec son téléphone. Il m’est par la suite apparu que celui-ci paraissait toujours lui répondre quelques horreurs bien senties; même quand j’étais au bout du fil. Ma sacoche pleine de paperasses, où s’étaient noyées quelques notes de cours aussi bien rangées que ma tête, virevolta au-dessus des moineaux tandis que son téléphone piquait la tête la première dans les faibles remous de la Seine.
- Mais vous vous croyez où, mon cher monsieur??!! Le bal des ahuris, c'est pas aujourd’hui, me gifla-t-elle de ses mots.
Je ne compris pas bien à quel bal elle m'invitait… L’ahuri qu'elle venait de percer à jour ne voyait encore que la caresse de son visage. Après quelques secondes de profond ravissement, je m'aperçus de l'incongruité de la situation et me perdais en excuse. Excuse qui devait se résumer à de banals, “je suis désolé... euh, je ne regardais pas, vous allez bien? ah, vous allez avoir une bosse, je crois... je suis confus, excusez- moi..." tout cela se répétant inlassablement. Elle me tourna le dos avant que mes pathétiques répétitions eussent le temps de tourner sept fois en boucle. Visiblement furieuse, elle marcha résolument vers une péniche amarrée à deux pas. Encore un peu sous le choc - à ce moment-là je ne savais pas encore que ce n'était pas ma tête le problème - je la regardais se mouvoir à une allure proche du ralenti d'un marcheur à l'époque des jeux. Avec le recul, je me dis qu'elle espérait sans doute voir son petit téléphone rose - d'un flashy vraiment en dessous de toute considération esthétique - lui crier des injures en flottant. Parfois, il arrive que l'ahuri ne soit pas celui qu'on croit. J'étais sans doute encore en plein ramassage scolaire lorsqu'elle partit. Je ne la vis donc pas partir, même la première fois...
Ce fut ma première rencontre avec elle...